Minez ! Vous sauverez la planète !

TL;DR: bitcoin consomme toujours beaucoup trop. Mais ça n'empêche pas certains d'être dans le déni le plus complet.

Il existe depuis quelques temps sur les internets un argumentaire à propos des crypto-monnaies, et en particulier de Bitcoin, qui consiste à prouver que bitcoin n'est pas du tout un système énergivore, bien au contraire, et que même s'il l'était, ce ne serait pas un problème.

Non seulement les défenseurs d'un tel développement affirment haut et fort que, contrairement à ce qui pourrait sembler pourtant évident, bitcoin ne dépense pas trop d'énergie inutilement et que même - au contraire - dépenser cette énergie possède de nombreuses vertues dont on a encore du mal à mesurer l'impact positif pour toute l'humanité.

On croit rêver.

L'argument est globalement le suivant:

De la comparaison au système bancaire global

Il est très facile de tirer sur l'ambulance, vraiment. Oui, pour que nous puissions avoir des monnaies "nationales" et permettre de s'en échanger des unités, il faut actuellement tout un système extrêmement complexe
Ce système est avant tout constitué d'êtres humains qui travaillent dans des bureaux, pour assurer tout un tas de fonctions autout de la monnaie : du choix de l'effigie frappée sur les pièces par un comité obscur à votre conseiller clientèle du coin de la rue que vous allez voir quand votre carte a été mangée par le distributeur. Il est constitué aussi par une partie technique (pour sécuriser les transferts entre banques privées par exemple).

Il est enfin lié à un système de création monétaire tout à fait particulier, étroitement lié à une politique monétaire d'un ou plusieurs états et donc aussi lié à une certaine vision de l'économie et du rôle de la monnaie dans cette économie. Une monnaie n'est jamais neutre, elle dessert toujours des visées politiques (enfin, on dit "économique" généralement). Les monnaies le plus courantes actuellement (euros, dollars, etc) demandent donc aussi pour exister tout un système de croyance politique et de propagande qui a un coût humain difficile à estimer, mais certainement non négligeable.

Je suis le premier à dire que l'énormité de ce système est un problème et qu'on pourrait très certainement trouver des moyens pour réduire grandement toute l'entropie nécessaire à son existence.

Cependant, il faut tout de même comparer ce qui est comparable.

L'énergie du "minage" des bitcoins ne permet de garantir "que" la cohérence globale du journal global des transactions. C'est à dire la faisabilité technique de l'existence des "pièces" numériques et de leur transactions. Pour commencer à avoir un système de paiement global, comparable aux monnaies nationales les plus usitées jusqu'à présent il faudra ajouter de nombreux services au dessus de cette plateforme de base. Pour permettre à M et Mme Michu de faire avec bitcoin ce qu'il ou elle fait avec des euros aujourd'hui, il faudra des conseillers clientèles, des mesures qui permettent de récupérer son compte en cas de perte de mot de passe, des assurances pertes et vols, etc.

L'essentiel de la monnaie en circulation étant de la monnaie scripturale (électronique), le minage du bitcon est à comparer à l'énergie nécessaire au système bancaire pour faire exister des unités de comptes et les faire transiter entre serveurs.

Or pour faire exister les unités et les échanges de bitcoin, qui constitue au passage un système invitant beaucoup plus à la spéculation pure qu'à une monnaie "de tous les jours", on dépense déjà autant que la consommation électrique du Bangladesh ! (D'après [1])

De toutes façons, il n'y a que bitcoin qui fonctionne

Autre argument : le système décentralisé de bitcoin et sa manière de le faire exister (par l'utilisation de la preuve de travail) est le seul système décentralisé qui fonctionne.

On se permet quand même de citer généralement la "proof of stake" comme alternative, tout en indiquant que ce système de consensus n'a jusqu'ici pas fait ses preuves.

La preuve de travail fonctionne. Et très bien même. Elle permet effectivement de fiabiliser un système de partage d'un journal de transactions global entre individus quelconques sans qu'il aient besoin de se faire confiance. Les participants n'ont besoin de faire confiance qu'en un seul aspect (mais fondamental celui-ci): que les participants au minage de bitcoin sont tous mûs par l'appât du gain. C'est ce qui fait que les participants au minage sont en compétition et que plus ils sont en compétition plus le réseau est sécurisé. Redoutable.

Mais à partir de quel moment on en déduit que la preuve de travail est la seule façon de faire ?

On en oublie généralement que le problème que résoud le minage du Bitcoin est certes intéressant, mais n'est peut être pas le seul problème intéressant. Avec bitcoin, le réseau est "ouvert", c'est à dire que n'importe qui peut en faire partie sans demander à personne. C'est un réseau informatique peer-to-peer accessible à tous.
L'autre caractéristique majeure est donc que les participants souhaitent trouver un moyen de faire consensus sur l'état global du système (le journal des transactions) sans avoir à émettre aucun jugement de "confiance" sur l'un ou l'autre des participants. Et c'est cette absence de confiance qui est remplacée par la nécessité de miner, et donc de prouver qu'on a dépensé de l'énergie.

Il existe tout un tas d'autres organisations possibles où les gens se mettent en réseau et tentent de trouver un consensus global. Et entre les deux extrêmes, d'une part de la centralisation classique où seul une poignée décide pour les autres et la décentralisation extrême de bitcoin où personne ne fait confiance à personne, il existe des compromis.

Je connais au moins deux alternatives qui me semblent viables: le protocole Ripple (et sa variante Stellar) ainsi que duniter.

Pour les premiers, il est nécessaire que chaque noeud du réseau désigne certains autre noeuds dans lesquels il a une certaine "confiance" de bien agir. La confiance nécessaire est cependant très faible, puisqu'il s'agit seulement de s'assurer que les noeuds choisis ne s'associeront pas entres eux pour mal agir. Il ne s'agit donc pas d'accorder une confiance absolue et aveugle en certaines personnes, mais de s'assurer (plus facile) que toutes ne peuvent pas s'associer en douce.
Et en acceptant ceci, on obtient un protocole qui permet des transactions ultra rapides sans avoir recours au moindre "minage". Certains estiment que ce n'est pas assez décentralisé pour eux. Mais je suis sûr que ça pourrait tout aussi bien être suffisant pour beaucoup de personnes.

Avec duniter, on construit un dividende universel. Des unités de la monnaie perçues à fréquence fixe par tous les membres du réseau. Pour le coup, le réseau est beaucoup plus "fermé" que pour bitcoin: il faut réunir un certain nombres d'appuis de membres déjà existants dans le réseau pour en faire partie. On parle de construction d'une "toile de confiance". Là encore on retrouve une notion de confiance.
Là encore, plusieurs trouveront que ce n'est pas assez décentralisé, mais il n'y a pas de course au minage dans duniter pour que le réseau soit robuste, puisqu'une toile de confiance existe.

Je ne parle ici que des quelques systèmes que j'ai pu étudier. Je suis sûr que d'autres compromis entre la confiance et la décentralisation peuvent exister. Et que donc la preuve de travail de Bitcoin ou Ethereum est loin d'être la seule façon de faire. À vous de choisir !

Si les investisseurs investissent, c'est que c'est bien

Dans la plus pure tradition libérale, on ne discute pas de l'utilité de quelque chose à partir du moment où de nombreux investisseurs y voient un intérêt. S'il y a des sous injectés, c'est que ça finit par créer de l'activité économique, des emplois, etc. et que donc c'est le bien.
Et la question de la soutenabilité énergétique ou du jugement sur le prétendu gaspillage n'est même pas discutable. C'est le marché qui a raison, et qui aura toujours raison.

L'argument un peu plus détaillé est dans la lignée de l'idée de "croissance verte" ou bien encore pour lutter contre le déréglement climatique, faisons encore plus de croissance économique jusqu'à ce qu'on trouve des "solutions" techniques qui permettront de dé-dérégler le climat.

De ce fait, la "blockchain" étant un truc forcément révolutionnaire qui va permettre à de nombreuses startups de "disrupter", alors l'impact en termes sociétaux de toutes ces belles innovations est incomensurable et les quelques TWh par ans nécessaires à l'existence même des bitcoins est parfaitement négligeable.

Mon contre-argumentaire est assez classique: la meilleure économie d'énergie est l'énergie qu'on évite de consommer. Quant à l'utilité sociale des investisseurs, je la trouve très moyenne. On peut tout à fait entreprendre de belles choses avec de vrais impacts sociétaux durables sans avoir à rentrer dans la logique capitaliste d'investissements / retours sur investissements.

On va optimiser le truc, promis

On lit que de toutes façons, on va finir par optimiser la dépense énergétique du minage et que c'est juste une question de "premature optimisation" si on n'a encore rien vu : ça ne sert à rien de se concentrer sur les optimisations trop tôt. Mais promis, on va le faire maintenant.

C'est méconnaitre le fonctionnement de la preuve de travail : le principe même de la preuve de travail est l'existence d'une course mondiale à la dépense d'énergie. Plus je dépense d'énergie, plus j'ai des chances de remporter le gain en bitcoins associé à la découverte d'un bloc.

En revanche, il est vrai qu'il est impossible de prédire l'avenir et si l'augmentation de la facture énergétique nécessaire à la sécurisation du réseau bitcoin est réelle, difficile de dire si elle continuera sur cette lancée. Le fait que le réseau bitcoin a beaucoup de mal à "passer à l'échelle" (pour permettre plus de transactions, plus rapidement notamment) commence à être largement partagé.
On commence alors à envisager des aménagements du protocole de base où certaines transactions n'auraient pas à être aussi sécurisées (et donc aussi chères à miner) que d'autres (lightning networks par exemple). Ici aussi pour réduire le cout, on relâche certaines contraintes.

Mais tout ça continue à reposer sur le bitcoin "historique" et donc sur du minage important et il est difficile de croire qu'avec l'augmentation des utilisateurs et/ou transactions, la facture énergétique se mette à diminuer.

Et d'ailleurs ...

On peut en arriver à ce point du discours à des développements qui me semblent vraiment de mauvaise foi, voire un peu plus.

"Dans certains cas, diminuer la consommation électrique peut même être problématique" ([2])

Dépenser de l'électricité ne serait pas un problème après tout. Et d'ailleurs, les systèmes de production d'électricité, en particulier les centrales nucléaires, qui ont une inertie très importante, on besoin de dépenser de l'éléctricité. Donc le minage de bitcoin est en fait salvateur car il permet aux centrales de dépenser le trop plein d'énergie qu'elles produisent.

Au secours ...

Je penserai à proposer ça le prochain hiver quand on devra importer de l'énergie d'autres pays: hey les gens, minez du bitcoin, ça va réduire la demande d'énergie !

Certes l'électricité décarbonée est sans doute moins polluante (à court terme) que toute production d'origine fossile, mais faire comme si l'augmentation exponentielle de nos besoins (qu'on appelle communèment "la croissance") est une solution à tous nos problèmes est un point de vue largement discutable. Et reposer sur un système qui consacre le recours à la dépense pure et simple d'énergie pour "sécuriser" des transactions est un système très très croissant, donc très peu soutenable à mon sens.

Et donc

La capacité de fascination des crypto-monnaies m'impressione vraiment. Les arguments que certains arrivent à déployer pour se convaincre et convaincre les autres que la surconsommation énergétique de la preuve de travail n'est pas un problème est tout bonnement édifiant. On devrait pouvoir faire des études en soi sur ce phénomène. On en déduirait sans doute que la première motivation est la spéculation à la hausse sur la valeur des monnaies qui fait dire n'importe quoi.

J'insiste: la preuve de travail est un gouffre énergétique. C'est une preuve de concept technique intéressante pour montrer ce qu'il ne faut pas faire en grandeur nature. Merci d'étudier les autres possibilités citées plus haut.

Références